Adoption

Le couperet allait tomber. Zachary n’avait pas fermé l’œil de la nuit, parce que le couperet allait tomber, parce que ses jours ici étaient désormais comptés, parce qu’il allait sans doute retourner en prison et qu’il avait fichu en l’air toutes ses chances de s’en sortir, d’oublier le traumatisme de l’enfermement, des mauvais traitements et tout le reste, merde, quel besoin avait-il eu de comploter avec les autres contre Claudia ? Claudia était ce qu’elle était, et sans aucun doute une personne horrible, un monstre vide de cœur, mais vivre sous sa houlette valait cent fois mieux que la prison, un million de fois mieux en réalité. Des larmes de détresse et de fatigue brouillaient la vue de Zach, il s’en voulait, il en voulait à ses compagnons, il en voulait à Claudia, il aurait donné n’importe quoi pour remonter le temps, il savait qu’espérer était désormais inutile, il se torturait, encore et encore, il se punissait de ce qui allait lui arriver, et il ne fut pas surpris de sursauter lorsque la sonnerie retentit – sept heures du matin, la fin du sursis, le moment de la sentence. Il se dressa sur son lit en tremblant, souhaita presque être trop faible pour se lever, or il se leva, Zachary, il se leva, les pieds au chaud dans ses pantoufles, le corps emmitouflé dans sa robe de chambre, puis dans son pull et son pantalon désormais trop large pour lui. Il n’eut pas la force d’accomplir une toilette, même succincte. Claudia allait devoir le recevoir comme il était, épuisé, défait, et de toute façon cela lui ferait probablement plaisir. Il s’essuya les yeux face au miroir de la chambre, tenta de soulager ses lèvres déchiquetées sous l’eau chaude, attrapa sa boîte de cookies pour se donner du courage et quitta la chambre pour arpenter les couloirs du dortoir, écoutant ses camarades s’affairer derrière les portes closes. Eux allaient poursuivre leurs vies entre ces murs, ils avaient accepté leur condition telle qu’elle était, comme ce qu’ils pouvaient escompter de mieux dans ce monde qui leur était si hostile au-dehors. Zachary n’y tint plus et laissa couler ses larmes, se disant qu’au moins, il aurait évacué un peu de son angoisse avant la confrontation. Le bureau de Claudia Lorne lui parut se trouver à dix kilomètres de sa chambre, chaque pas se faisait plus pesant que le précédent, il avançait peut-être vers la mort et il songeait, pensée obsédante, terrifiante et réconfortante, qu’il lui suffirait de briser une fenêtre et de sauter dans le vide pour mettre fin à son calvaire. La mort valait mieux que la prison, tout valait mieux que la prison, tout…

La porte du bureau se matérialisa soudain sous son nez, entrouverte. Perdu dans le brouillard rouge de sa terreur, il avait cessé de prêter attention à son environnement – à quoi bon, il le connaissait, à présent, il savait à quoi ressemblait cette geôle aux barreaux d’or et d’argent, et il ne savait trop s’il comptait en garder le souvenir. Derrière la porte, Claudia se tenait assise à son bureau, les jambes croisées au-dessus de ses éternelles bottes à plateformes qu’elle utilisait pour se grandir, comme si elle en avait besoin, comme si elle n’était pas déjà l’être le plus impressionnant que bon nombre de ses pensionnaires eussent jamais vu. Elle fumait, comme toujours, le filtre de sa cigarette se consumant déjà et répandant une fumée blanche qui se mêlait au motif complexe de sa joue brûlée. Un entrelacs de chairs et de vapeur, les traces d’une catastrophe, une scène de la guerre qui se rejouait sur son visage. Elle leva les yeux sur Zachary et haussa un sourcil goguenard face à la figure de celui qui ne serait plus son protégé très longtemps…

« Bien dormi, Zach ? »

Il n’osa même pas lui répondre. Il entra à petits pas, les joues humides et la peau glacée, la regardant à peine, craignant de déchiffrer une menace sur son expression mutilée, mais la curiosité remporta la partie, et il la dévisagea, oui, il la dévisagea et vit la fatigue sous ses cils, ce qui le déstabilisa profondément. Claudia haussa une épaule et éteignit son mégot dans le cendrier.

« Mieux que moi, je l’espère. J’ai travaillé toute la nuit. L’administration française est un cauchemar, mon ange. Tu devrais t’asseoir avant de t’écrouler… Très beau pull, soit dit en passant. »

Il baissa les yeux sur son torse et contempla stupidement le nounours blanc qui s’épanouissait sur le vêtement. Il laissa échapper un rire nerveux, peu convaincu du comique de la situation, mais qui sait ? S’il riait, il atténuerait peut-être les souffrances à venir. Il s’installa face au bureau de Claudia en triturant ses manches tel un enfant, s’aperçut qu’il tenait toujours la boîte de biscuits dans sa main, et, ne sachant quoi faire d’autre, s’essuyant une dernière fois les yeux, il tendit le carton à la jeune femme.

« Vous en voulez ? »

Elle le considéra avec son amusement habituel, pencha la tête sur le côté, le scruta quelques secondes et se servit – juste un cookie.

« Merci, Zach. »

À sa grande surprise, elle avala le gâteau d’une seule bouchée.

« Trois chocolats ? Pas mauvais, pas mal du tout, même. »

Zachary écarquilla les yeux. « Vous avez eu le temps de l’apprécier ? Je veux dire… »

Elle éluda et revint aux papiers qu’elle avait étalés devant elle pour en faire une pile, vérifia que toutes les pages y étaient et dans le bon ordre, le tout sans prêter la moindre attention à Zach qui oscillait au bord du précipice, fixant de ses yeux gris le petit tas de feuilles dactylographiées pour y déchiffrer un début de réponse à ses questions. S’il pouvait se préparer à son châtiment, cela rendrait-il les choses plus faciles ?

Claudia lui tendit la liasse et libéra un long soupir. « Tu me dis si les renseignements sont tous bons ? Je serais foutue d’écrire une connerie, vu la nuit que je viens de passer. »

Elle déposa un stylo sur la page de garde et enleva ses lunettes pour se masser les yeux. Les lettres dansèrent sous ceux de Zachary, se floutèrent, se précisèrent, se dédoublèrent – sa crise d’angoisse s’interrompit alors qu’elle avait à peine commencé. La stupeur venait de le frapper en plein visage. Ce qu’il avait sous les yeux n’était pas son dossier de renvoi, ou de transfert, peu importait l’appellation – c’était autre chose, et il dut relire ce qui était écrit sur l’en-tête quatre ou cinq fois pour que son esprit réalise ce qui était en train de se produire, pour qu’il saisisse le sens des mots qui s’enchaînaient sur le papier. Et le nom qui était inscrit en-dessous…

Zachary H. Lorne.

Il releva la tête, ahuri. Claudia s’était allumé une autre cigarette – combien en fumait-elle par jour ? Jusqu’où pousserait-elle sa propre destruction ?

« Claudia…

— Oui, mon ange ? Il y a une erreur ?

— C’est… c’est une blague ?

— Mes plaisanteries sont de bien meilleur goût, tu ne crois pas ? Pourquoi plaisanterais-je ?

— Mais… mais c’est… c’est une procédure d’adoption.

— Oui. Tu sais comment ça fonctionne ? »

Elle fit pivoter son siège et transféra sa cigarette dans la main gauche, tapotant le dossier du bout du doigt.

« Tu seras sous ma responsabilité et ce, jusqu’à la fin de ta peine, d’accord ? Je crois savoir que tu en as pour vingt ans. Je ne peux pas réduire cette période, sauf si tu bénéficies d’une remise – faut voir ça avec le tribunal, moi, c’est pas mes oignons. D’ici là, tu garderas le statut de mineur sous ma responsabilité légale, d’accord ? Ça veut dire que tu auras le droit de sortir – si tu as mon autorisation, bien sûr – ainsi que tous les droits civiques que tu peux imaginer… enfin, tous ceux que tu avais étant gamin. Tu ne seras plus considéré comme bien meuble, mais comme un… comme un enfant à charge, oui, si on veut. Donc de mon côté, je m’engage à t’offrir le gîte, le couvert, à financer tes études si tu veux en faire – parce que oui, tu y as droit, c’est évident, tout est détaillé dans le dossier de toute façon – m’enfin bon, j’estime qu’à l’âge de vingt-sept ans, tu peux te démerder pour la cuisine, hein. Je te paye ta bouffe, mais compte pas sur moi pour te la faire si tu veux quelque chose de meilleur que ce qu’on sert au réfectoire – bien que je considère la nourriture d’ici comme foutrement meilleure que ce qu’on sert dans les écoles, et il paraît que tout le monde est d’accord avec moi… Où en étais-je ? Oui, bref, j’ai des devoirs envers toi autant que tu en as envers moi, d’accord ? Oh, et il va de soi qu’à la moindre incartade, à la moindre connerie, le contrat est rompu et tu retournes en taule. Je prends d’énormes risques en envoyant ce dossier, j’espère que tu en es conscient. En tant que mineur, si tu commets une infraction, je suis dans la merde moi aussi, exception faite des crimes évidemment, mais je ne pense pas que tu en arrives là, et si je me trompe, eh bien, ce sera surtout ton problème. Pour le reste, je compte sur toi pour ne pas me coûter trop cher en amendes, d’accord ? Ah, au fait, étant donné ton âge, tu as droit à une voiture si tu as le permis – mais là encore, tu es sous ma responsabilité et la voiture est sous mon nom à moi, OK ? Tu vivais à a campagne, tu dois avoir le permis ? Bref, pas d’infractions au code de la route, pas de consommation de stupéfiants (elle lui jeta un regard lourd de sens qui lui fit baisser le sien), pas d’alcool, bref, tu connais la chanson. Et évite de me faire des gosses à charge avec qui que ce soit, hein, protégez-vous pendant les rapports, merci à vous… Et je me fous que ces gamins aient un parent en taule, tu comprends ce que je dis ? Enfin, tout est là-dedans, et dans ton enfance aussi, et oui, je m’en doute, ça va demander un temps d’adaptation, et oui, à ta place, j’enragerais, mais que veux-tu, je ne peux pas t’offrir plus. C’est le mieux que je puisse faire, et encore, je ne suis pas sûre que ça efface officiellement tes récentes… bêtises. On va me demander pourquoi j’ai adopté et donné mon nom à quelqu’un qui aurait pu foutre une partie de mon business en l’air, et je vais devoir inventer toute une excuse. Je sais pas si tu te rends compte de la faveur que je te fais – évidemment, tu peux refuser, hein, rien ne t’en empêche, mais quelque chose me dit que tu préféreras ça au statut de bien meuble… Je pourrais t’y forcer si l’envie m’en prenait, enfin, il faudrait lancer une procédure judiciaire, et l’administration française, j’en ai ma claque…

— Alors… si je signe, je ne vous appartiens plus ? »

Claudia lui adressa son éternel sourire ironique.

« T’es un malin, toi, hein ? Commence pas à essayer de me doubler, petit futé. Et sinon… administrativement parlant, en effet, tu ne m’appartiendras plus. Mais tu sais comment c’est, les familles… Oh, me regarde pas comme ça, je vais pas te coller une fessée ! Tout ce que je demande, c’est du respect et de la loyauté, d’accord ? Quoi qu’en disent tes petits camarades qui se sont joints à toi pour foutre la merde. Je me fous qu’ils te jalousent, d’ailleurs, c’est un problème dont tu te dépatouilleras tout seul comme un grand. T’es même pas obligé de le leur dire, si tu crains leur réaction. En tout cas, c’est pas moi qui irai crier sur les toits qu’un junkie rebelle sorti de son cachot est mon fils adoptif, t’as pas à t’en faire. Bon, prends le temps de lire le contrat avant de signer, histoire qu’on soit au clair – moi, si tu permets, je vais me coucher.

— Mais pourquoi… pourquoi vous faites ça ? »

Les prunelles de Zachary étaient emplies d’un mélange de méfiance, d’espoir et d’intense gratitude. Claudia conserva son attitude désinvolte pour lui répondre :

« Parce que je le peux, Zach.

— Mais… vous pourriez vous débarrasser de moi.

— Tu y tiens ?

— Non, bien sûr que non, balbutia-t-il, mal à l’aise.

— Alors ferme un peu ta grande gueule. »

Et elle écrasa sa dernière cigarette de la matinée au milieu des cendres.

4 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Mirabelle Aurea dit :

    💜

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  2. Malone Silence dit :

    A reblogué ceci sur Dragons et Tronçonneuseset a ajouté:
    Un fragment de mon futur projet de dystopie, posté sur le blog des Plumes Guerrières.

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  3. charlottemacaron dit :

    Waaaaah, je suis toujours autant bluffée et accrochée par ton écriture. On ressent toute la panique et l’angoisse de Zachary au début et même si je ne connais pas les personnages, j’ai été embarquée de suite. Je trouve que Claudia a une présence folle, elle a un côté très brut et imposant, mais semble cacher un bon coeur, j’aime déjà le personnage, rien qu’avec ces quelques lignes.
    C’est toujours un plaisir de te lire !

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    1. Malone Silence dit :

      Merci beaucoup, ça me fait super plaisir ! Quant à Claudia… promis, tu la reverras 😉

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